Yannik ta mère.
J'étais de faction aux
diables bleus ce soir-là, depuis le début, en 99 chaque nuit, il y avait un
responsable qui dormait sur place fermait les portes, vérifiait les personnes présentes, veillait à la
sécurité. ,
J'étais de faction ce soir d’hiver
et il hurlait à moitié nu des chansons improvisées si enragées que rien ne
semblait pouvoir les interrompre. Il était sous la pluie devant la porte
de la cuisine des diables bleus ; je
ne le connaissais pas, l'obscurité de la
nuit ne me permettait pas de le voir
nettement mais ce que j’entendais me permit quand même de percevoir la dimension
de sa douleur. Il m’effrayait un peu. Ce que je percevais là, je ne pouvais le
rapprocher d’aucune autre expérience de ma vie personnelle. En tant que
responsable des lieux j'étais très
partagé : ouvrir et être incapable de gérer cette folie ou laisser dehors
ce jeune gars en déshérence totale. Ce n'était pas le premier à arriver de la
sorte quand ils ne venaient pas tout seul ils étaient envoyés
par les services sociaux y compris ceux de la mairie qui ne pouvait plus rien faire
d’eux. On les orientait chez les fous utopistes vers l'oasis des diables bleus:
lieu de réhabilitation de ceux qui se cassent la tête sur les barres
d'immeubles à fermeture à codes.Mais celui là était
gratiné.
Arrive Mainnue le
métallo, il eut l'idée gentille de lui faire chauffer une assiette de
nourriture et de la lui apporter dehors dans un coin abrité du jardin J'avais décidé de ne pas le faire
entrer …La peur peut être, le lendemain matin il était là. Une réelle à
souffrance dans le regard, des propos déjantés, incapable de maîtriser son
corps maigre, de respecter quoi que ce soit ; il était fatigant.
Il
comprit quand même assez vite la règle minimale des diables bleus et rendit
quelques services catastrophiques acceptés avec le sourire.
Un jour il peignit un char de carnaval avec la célèbre peinture
qui tue : peinture que nous avions récupéré chez un marchand de couleurs :
ceux qui l'ont manipulée s'en souviennent tant elle pue, en plus elle résiste à
tous les solvants et on a du mal à en défaire les pinceaux, elle sèche vite et
lui, avec le char il avait peint aussi sa peau. Il avait retiré ses vêtements
propres pour ne pas les salir mais ne se demanda seulement qu’après coup
comment enlever tout ça et je me retrouvais avec le cadeau : cet
adolescent en rupture doux comme gros bébé que je nettoyai dans mon atelier avec
des gros tampons de chiffons trempés dans du trichlo.
Je défaisais tâche après tache dans le cou, sur les bras, sur le ventre, sur
les jambes, le long des cuisses, long boulot qui me permit d’initier une relation
très physique qui favorisa quelques échanges. Je compris que sa mère s'était
tirée avec un mec qui ne voulait plus le voir tant il faisait de conneries et
qu'il avait fini par se fâcher avec sa sœur et qu’il ne lui restait plus rien.Que
le cri, la hurlante et la divagation. Il était parti seul dans la ville à la
recherche d'un lieu d'hébergement un lieu ouvert et libre. Avec le temps il se calma,
il s'intéressa un peu à ce que nous faisions et nous aida comme il put . On lui
indiqua les « circuits sociaux »et il apprit peu à peu à
trouver des lieux pour laver son linge –en même temps il apprit à se rendre à
un rendez-vous à l'heure : redécouvrit montre et réveil. On lui indiqua
comment se débrouiller de façon autonome et on lui signifia fermement que notre
aide ne pouvait être que ponctuelle qu’il fallait organiser la suite de sa vie
sans nous. Nous, on pouvait que l'aider au passage. Il dormit en douce dans les
diables bleus il y mangea …et Il passa en quelques longues semaines de la bête
hurlante sous la pluie à l’adolescent normalement casse couille.
Jean-Claude Boyer