ARTICLE DE SILENCE 342 de janvier 2007
Une "vision" des Diables Bleus
En 1999, des collectifs d’artistes se rencontrent autour du projet d’occupation
d’une caserne de chasseurs alpins – surnommés localement
les Diables bleus
–
abandonnée l’année précédente par l’armée,
vendue à l’université et vouée à la démolition.
Elle se situe à Saint-Roch, un quartier populaire de Nice. Ces collectifs
se fréquentent depuis le début des années 90 et ont déjà organisé,
de 1991 à 1994, un carnaval indépendant. Certains ont déjà participé à d’autres
squats durant les années précédentes. On y trouve notamment
Nux Vomica , un groupe de musique qui anime le squat La Lanterne, à l’ouest
de Nice, Zou Maï (“avance encore” en niçois), un groupe
culturel occitaniste . Il n’y a pas d’affinités particulières
au départ, mais une opportunité de lieu. Le squat est préparé minutieusement
pendant six mois, une charte définissant le fonctionnement du lieu est élaborée
et, lorsque tout est prêt, l’occupation est annoncée publiquement… Elle
commence toutefois 48 h avant la date rendue publique pour que tout le monde
soit déjà installé quand les forces de l’ordre arriveront.
Le public présent au même moment permettra de bloquer une éviction
rapide.
Le site occupé, de 800 m, est en relativement bon état. Il dispose
d’un vaste parking qui sera transformée en jardin. Un puits est
creusé pratiquement à la main pour rejoindre la nappe phréatique
toute proche et pouvoir arroser. Le bâtiment étant sur deux étages,
il a été décidé que le bas serait collectif et
que le haut(douze salles) serait partagé en lieux privatifs pour les
différents groupes. Les caves deviennent des studios de répétition.
Le collectif assure la gestion des lieux, l’animation d’une salle
de spectacle avec un bar, la programmation d’événements
communs ou non, puis de plus en plus, l’organisation d’événements
de rue pour être visible et revendiquer la possibilité de rester
sur place. L’université qui vient de racheter les lieux n’a
pas encore de projet précis et accepte, en mars 2000, de signer une
convention d’occupation précaire, c’est-à-dire révocable
sans préavis. L’opportunité d’avoir un lieu de ce
genre disponible attire immédiatement de nombreuses associations et
il faut rapidement peaufiner le règlement. Une cinquantaine de personnes,
membres de différentes associations, sont officiellement “résidentes”.
La moyenne d’âge est faible : beaucoup ont moins de trente ans.
Un repas collectif à prix libre, organisé chaque mardi, réunit
régulièrement plus de 200 personnes, dont beaucoup de jeunes
du quartier. Les fêtes attirent jusqu’à 1000 personnes.
Les concerts ne sont pas officiellement publics, mais il suffit de payer une
adhésion au collectif (10 € par an) pour qu’ensuite l’entrée
soit gratuite.
La renommée du lieu traverse la frontière italienne toute proche
et de nombreux groupes artistiques transalpins viennent se produire sur cette
scène ouverte. Des contacts suivis sont pris avec des groupes de l’Italie.
De même, côté français, les groupes viennent depuis
l’autre bout du pays. Les terrains permettent de monter des chapiteaux,
et des cirques se produisent sur place à l’occasion. Les artistes
sont logés, nourris et un peu rémunérés. Les
Diables bleus négocient des emplois aidés pour assurer le suivi
de l’animation. Chaque lundi soir, une assemblée générale
se tient au rez-de-chaussée entre les résidents. Les votes se
font à l’unanimité. Il s’y discute des possibilités
d’accepter de nouveaux résidents et du partage des douze salles
de l’étage. Les demandes sont nombreuses car le loyer est dérisoire
(25
€
par an !). Selon le règlement, les résidents ne peuvent prétendre être
là que s’ils y développent un projet. Au moins une fois
par an, chacun doit donc présenter son travail artistique. l’occupation
d’une caserne à Nice a permis de créer une formidable synergie
alternative dans le milieu culturel. Après leur expulsion, les Diables
bleus essaient aujourd’hui de reconstituer la dynamique d’un moment
dans de nouveaux lieux.
DR Certains, qui ne s’investissent pas dans le collectif ou qui ne font
que loger sur place sans activité artistique, sont priés de laisser
leur place. Les styles artistiques sont variés. On trouve des plasticiens,
des musiciens, des groupes de théâtre, de danse…Des groupes
politiques demandent à s’installer sur les lieux. Un groupe anarchiste,
accepté initialement, est finalement prié de partir parce qu’il
ne participe pas au collectif ! Un comble !
L’association pour la démocratie à Nice et Grrr
sont les deux seuls groupes politiques présents. Le premier essaie de
rendre publics les mauvais fonctionnements de la mairie, proche de l’extrême-droite.
Le deuxième groupe mène une réflexion critique sur l’industrialisation.
Le collectif des Diables bleus essaie de créer des ponts entre les pratiques
artistiques. Il tisse des liens avec l’école des Beaux-arts, avec
la Friche de la Belle-de-Mai
à
Marseille (1). Il met en place des rendez-vous annuels : “Octobre bleu” à l’automne, “Prairial” au
printemps. L’occasion d’inviter des artistes d’un peu partout
.En face d’eux, se trouve un autre bâtiment de la caserne inoccupé.
Toujours en2000, une nouvelle convention avec l’université permet
d’y installer un collectif de troupes plus professionnelles :
La Brèche
.De nombreux événements communs sont organisés. Tout semble
aller pour le mieux, puisque le ministre de la Culture de l’époque
vient visiter le lieu et y présente un projet de reconnaissance pour
les friches artistiques… La région commence à subventionner,
la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) fournit des aides
ponctuelles pour certains spectacles… Mais le retour de la droite au
gouvernement en 2002 va changer les choses.
Après quelques années de fonctionnement, les Diables bleus sont
devenus le carrefour alternatif de la ville, et, de fait, on y croise des représentants
de nombreux groupes politiques, anarchistes, écolos, d’extrême-gauche… Le
lieu a le soutien du Parti communiste, encore majoritaire dans ce canton populaire.
Quand la droite repasse au pouvoir au niveau national, la droite locale se
sent en état d’attaquer ce qui est, selon ses mots ,“un
cancer dans la ville”.L’université délègue
ses pouvoirs à la mairie pour mener le chantier de son extension. Elle
ne renouvelle pas le bail précaire consenti aux associations en mars
2004. La mairie engage une procédure d’expulsion des lieux, sous
prétexte d’y installer un chantier pour le futur tramway et des
correspondances de bus. Les artistes se retrouvent alors dans la situation
d’un squat classique. Le groupe de
La Brèche va très vite quitter son bâtiment, certains artistes
se réfugiant aux
Diables bleus
.Le collectif multiplie alors les contacts avec les institutions pour essayer
de trouver une solution qui permettrait de faire perdurer le lieu. Des tables-rondes
sont organisées avec les représentants de la culture (région,
DRAC, ville…). La mairie comprend assez rapidement qu’elle va devoir
utiliser une vieille technique : diviser pour régner. Elle propose alors à certains
groupes résidents aux Diables bleus de s’installer dans des salles
municipales. Certains acceptent : ils bénéficient alors d’un
meilleur confort et de la gratuité des charges. Bizarrement, ce ne sont
pas les moins politiques qui se laissent charmer. Un des groupes initiateurs
de l’occupation en 1999 va même partir dans les locaux municipaux.
Le collectif est affaibli par ces départs, mais il persiste à vouloir
sauver les lieux. Un incendie suspect d’une partie du bâtiment
laisse craindre un passage en force de la mairie. Pendant deux ans, toutes
les étapes de l’expulsion vont se dérouler avec procédures
judiciaires, huissiers de justice… et, le 1er décembre 2004, le
quartier est bouclé par plus de 300 policiers et deux escadrons du GIPN.
Alors que des procédures judiciaires sont encore encours et qu’un
jugement est attendu pour le 3 décembre, les bulldozers entrent immédiatement
en action et le soir même ,tout est déjà démoli.
L’évacuation se fait sans trop de dégâts matériels
pour les artistes, l’essentiel ayant été évacué à temps
; mais les dégâts moraux sont immenses. Pendant les deux ans qu’ont
duré les procédures d’expulsion, des débats ont
animé le collectif. Si certains ont voulu croire jusqu’au bout à la
possibilité d’une négociation et au maintien dans les lieux,
deux autres scénarios se sont mis en place parallèlement : certains
membres ont étudié la possibilité d’ouvrir d’autres
squats dans la ville, d’autres ont proposé de profiter de la mobilisation
autour des Diables bleus
pour collecter des fonds et racheter une friche industrielle. Concrètement,
ce scénario pouvait aboutir, et des négociations avec les institutions
avaient montré qu’en collectant 150 000 €
, il était possible de compléter les fonds par des subventions
et un emprunt bancaire afin d’acheter des locaux à hauteur d’un
million d’euros. La DRAC était plutôt favorable au projet
mais le maire refuse designer le protocole d’accord rédigé avec
les responsables de ses services et le préfet fait intervenir les forces
de l’ordre Après l’expulsion, un campement s’est installé sur
le site. Il restait un troisième bâtiment sur le terrain, ancienne
caserne du GIGN, qui avait servi à l’accueil des sans-papiers.
Une tentative d’occupation tourne court. Au bout d’un mois– en
plein hiver – le camping s’effiloche ,le collectif disparaît… ou
presque. Deux petites flammes brillent encore au plus sombre de l’hiver.
Plusieurs plasticiens qui avaient repéré les lieux ont alors
ouvert un nouveau squat dans le centre de Nice (2). D’autres associations
vont réunir des fonds et acheter, le 7 décembre 2005, des locaux
forcément beaucoup plus petits (76 m2)au rez-de-chaussée d’un
immeuble, route de Turin, en bordure du champ de ruine de la caserne. Pour
cela, les association sont empruntées à leurs adhérents
et les remboursent, petit à petit, grâce aux bénéfices
du bar, aux subventions et à une participation prise sur les paniers
de légumes distribués par l’une des associations. Le local,
acheté en indivision, continue à fonctionner de manière
collective, avec des décisions à l’unanimité. C’est
ce dernier collectif qui conservera le nom des
Diables bleus et qui essaie maintenant de se redévelopper “dans
ses murs”. On y retrouve une vingtaine des anciens résidents,
autour de trois structures principales :
•
Monta cala vaï (“Monte, descends, avance !” en rappel à la
ville toute en montée et descente), un regroupement déjà en
place aux Diables bleus pour des achats collectifs de fruits et légumes
bio, de pain,de fromages à des producteurs locaux (3),•Vira Soleta
(“Elle tourne”, expression deGalilée), structure qui fait
la promotion du film de différentes manières : projection décentralisée
dans les quartiers, les villages, tournage de courts métrages, etc .Elle
fait également la promotion des danses occitanes et piémontaises.
Emmanuel, salarié, a une formation en audiovisuel et a commencé par
produire un film sur les
baletis, ateliers de danse typique de la région. Les Chemins du faire,
membre du collectif, sont animés par une metteuse en scène issue
du groupe
Grrr , présent sur la caserne et qui monte chaque année, avec
six ou sept comédiens, une pièce de théâtre dont
le fil conducteur est une vision critique de l’industrialisation .Certains
des animateurs ou salariés de ces structures sont par ailleurs membres
d’autres collectifs aujourd’hui dispersés dans la ville.
Un bar permet d’assurer quelques entrées financières, une
salle de danse est louée ponctuellement à des troupes de danse
ou de théâtre. Les plasticiens ont dû se disperser par manque
de place, les musiciens par manque d’isolation phonique. Toutefois, ce
n’est pas forcément définitif : on envisage de négocier
l’achat d’une autre partie de l’immeuble pour pouvoir s’étendre
.Une des difficultés pour reconstituer la dynamique antérieure
a été le temps de battement : il a fallu neuf mois pour trouver
les locaux actuels et, pendant ce temps, les résidents de l’ancienne
caserne ont dû trouver des solutions. La reconstitution d’un lieu
collectif ne se refait maintenant que très progressivement. D’autant
plus que certains ont trouvé ailleurs des solutions qui les satisfont.
Monta cala Vaï, le groupement d’achats, reste la plus grosse structure
où se retrouvent les anciens des premiers Diables bleus: près
d’une centaine de personnes acquièrent toujours des paniers de
fruits et légumes par ce biais. Le pain y vient de la ferme des Collets
(4), les fruits et légumes de deux principaux producteurs situés
un peu trop en altitude pour pouvoir fournir toute l’année. D’où un
nouveau projet : avoir ses propres jardins dans Nice pour faire la jonction
en hiver. Le climat est suffisamment doux en bord de mer pour faire du maraîchage
toute l’année. Djilou, salarié de l’association,
a suivi une formation de maraîcher. Une parcelle de 800 m, située
dans un vallon inconstructible, a été mise en œuvre durant
l’été 2006. Les premières récoltes sont prévues
pour le tout début 2007.Les producteurs qui fournissent
Monta cala vaï ont impulsé des réseaux de distribution dans
deux autres quartiers ,soit au total environ 250 paniers qui sont livrés
chaque semaine. Par le biais de ce réseau “agriculturel” circulent
beaucoup d’informations “culturelles”, se mettent en place
des mutualisations de moyens, s’organisent des soirées communes…Le
réseau est donc toujours là, mais le traumatisme est profond.
Les Diables bleus se présentaient comme une usine à projet, ils
sont devenus plus modestes par manque d’espace. Toutefois rien n’est écrit
et tout est toujours possible : ils savent que s’ils arrivent à s’agrandir,
d’autres groupes viendront ou reviendront. La fête continue.
MB
s
Les Diables bleus, Monta cala vaï, 29, route de Turin, 06300 Nice, tél
: 06 13 78 79 65.(2) Le Pigeonnier, 4, rue Colonna-d’Istria, 06300Nice,
tél : 06 70 93 63 21. voir page 27.(3) Le fonctionnement est proche
de celui d’une AMAP(Association pour le maintien de l’agriculture
paysan-ne) mais fonctionne avec plusieurs fournisseurs.(4) Ferme des Collets,
voir page 8.