Puits
Le puits est pour moi l’objet emblématique le plus représentatif des Diables Bleus. Il valide l’idée qu’une volonté collective déterminée peut réaliser l’utopie, le pantail . « Nous avons creusé un puits de quatre mètres cinquante sur le parking » ne peut se dire qu’un sourire de gamin au coin des lèvres. Il pose en même temps la question sérieuse du : « Une résistance face à la fatalité de cette société, est-elle encore possible ? »
Faisons un peu l’historique de cette affaire. Au printemps 2003 nous étions déjà, avant même l'idée de puits dans un beau délire. Rien de moins que de « végétaliser » le parking en repoussant les bagnoles, nous étions collectivement en train de virer l'asphalte d'une partie du parking d'un triangle contigu au jardin des Diables Bleus. C'était la première tranche d'un projet plus vaste de créer un parc boisé entre la Brèche et les Diables Bleus avec tonnelle, jardin d'enfants et jardins partagés. L'arrachage de goudron se fit lors de séances harassantes au pic, à la pelle, à la pioche, à la barre à mine, chargeant des brouettes, transpirant dans la chaleur du début de l’été dans la bonne humeur de ceux qui font une bonne blague. Puis quelqu’un d’un peu savant nous suggéra de virer la caillasse qui apparaissait sous le goudron de la poser sur le côté pour prendre la terre du fond de la tranchée et de la stocker de l'autre côté, enfin d’envoyer la caillasse au fond de la tranchée de deux mètres de profondeur et remettre la terre par dessus et planter nos arbres et nos plantes. Pour cela nous avions loué une pelleteuse de bonne taille ce qui fit que l’on pensa que c'était la Ville qui faisait des travaux de jardin, ce que nous n'avons bien sûr pas démenti. Il nous fallait un conducteur d'engins, nous en avions un, Jeppeto un habitué aux intérimaires les plus divers. Il inversa non sans mal l'ordre des couches cailloux / terre.
En creusant on trouva une zone humide qui fit penser à certains au cours souterrain du Paillon. Des sondages avaient déjà été faits aux abords des Diables Bleus et il se disait qu'il y avait de l'eau près du sol. On se mit à creuser. Un long travail harassant, surtout dans la couche supérieure argileuse très compacte avant le poudingue de galets et de sable. Nous n’avions pas de matériel adapté, une poignée de personnes très motivées se mit au travail. Arrivés à quatre mètres de la surface toujours pas d'eau et ce trou béant dans le parking / jardin, inquiétant pour la sécurité.
En réunion de CA du lundi , autour des tables ombragées du jardin alors que je demandais « un effort collectif déterminant pour arriver à trouver rapidement l'eau convoitée » il me fut demandé de boucher ce trou de façon pseudo désinvolte, voire agacée... C'était un inutile danger. Sacré décalage, avec le petit groupe de motivés, j’étais littéralement effondré et je compris que ma passion pour ce puits était loin d’être partagée et aussi toute la dimension symbolique et fantasmatique de ce trou humide planté au milieu du parking. Certains semblaient frappés par la transmission de peurs ancestrales ou pour le moins par des remontées d’interdits de la petite enfance.
Ils ne s'approchaient pas du puits par peur : le puits c'était le danger de l’enfance .D'autres qui préféraient boire des bières dans la fraîcheur du jardin ( aujourd’hui je les comprends : moi aussi je résiste parfois pour ne pas me laisser entraîner dans la folie des autres), eux donc, se tenaient à l’écart de ce travail de forçats jusqu’au-boutiste et avaient peur d'être enrôlés de force par ces fous sous « stress-jouissif » , magnétisés par la découverte de l'eau sur ce parking urbain, acharnés, ascétiques, faisant peur aux personnes étrangères à cet envoûtement quasi religieux, travaillant dans des conditions de « creusage » hautement dangereuses: en surface, trépied sommaire où était accrochée une poulie qui descendait un vieux seau attaché à une corde de récupération vers le fond où une ou deux personnes creusaient. Sans cesse nous affrontions le risque de ramasser un seau plein de galets sur la tête.
Finalement nous avons continué et à quatre mètres cinquante de la surface… le miracle sahélien se produisit. L'eau coulait entre le sable, belle, pure, claire et coula entre les doigts de nos pieds, belle, pure, claire.
Je ressentis le bonheur intense que je suppose à l'Africain touchant à cet essentiel vital qu’est l'eau : une joie sauvage, instinctive, animale, irrationnelle, primale venant de l'aube des temps. Le travail de « creusement » dans l’eau devint encore plus pénible car dans l'eau il était devenu plus difficile de retirer le sable et les galets. Tout était plus lourd à remonter mais plus rien ne pouvait nous arrêter. Il fallut de longues semaines de travail encore sous le cagnard, pour que le puits puisse être calibré pour recevoir les buses en béton que nous avions commandées et que des engins de levage spécialisés puissent les déposer dans le trou.
Ce jour d’installation fut un événement une fête, un aboutissement. Manu nous fit dans la foulée un système de fermeture, un couvercle métallique, car l'ouverture béante du puits n’avait était que trop longtemps dangereuse pour les enfants, les imprudents. Il faut dire que durant le « creusage » très peu de Diables Bleus avaient le réflexe sécurité qui consistait à recouvrir de plaques de bois le trou béant du chantier. Et nous avions vécu dans l'inquiétude de l'accident qui aurait été d'autant plus grave que nous n'avions aucune autorisation. On installa une pompe à fort débit qui nous fut offerte et nous arrosâmes nos jardins d'Eden à volonté.
C'est dans cette période faste que nous apprîmes que nous devions quitter le site à partir de décembre 2003 et que nous n’avions plus de bail précaire avec l’université. Ecoeurement de devoir éventuellement tout abandonner après tant de travail. Vers la fin du mois de juillet nous étions en pleine canicule de l'été 2003, le niveau de l'eau baissa et il fallut redescendre creuser le fond du puits encore un bon mètre pour être certains d'avoir de l'eau en permanence. Nous restâmes en squatteurs sans titres ni droits environ un an et demi.
Au printemps 2004 fut organisé « Artpaillon, le pied dans l’eau » pour rendre hommage au Paillon du puits dans le cadre du mois de festivités des Prairiales. Sur le programme l’événement y était présenté par ce texte de Sardine:
« A Nice, bétonnée de toutes parts, il existe une lucarne de laquelle tu peux toujours apercevoir l’eau qui se jette bientôt à la mer !Autour de ce courant, de cette richesse, les artistes, musiciens, comédiens, plasticiens vous convient en un moment privilégier à venir noyer ce qui reste de mai…Samedi et dimanche l’Agave de Pierrot fera du gringue au Roseau, les drapés de Virginie croisent Clotho de Louis Dollé, la voile latine de Lorenzo vibre au vent, Que du beau linge ! Jean –Claude Boyer lavera à l’ancienne avec l’eau pure du Paillon puis exposera/étendra son beau linge .La musique est présente pour rythmer ces journées avec le retour de Loul (chanson à textes) et la venue de Dandy Ska. Avant les Dandy, la première de Bidon une performance musique et danse de Mitou et Igna …Dimanche mise en eau de la harpe musicale d’Andy.Un repas permettra de se restaurer pour enfin se laisser aller au plaisir devant « Ahmed le subtil » une pièce d’Alain Badiou présenté par la compagnie des Chemins du Faire mise en scène par Nicole.
Se prendre aux jeux du courant qui passe. » On savait bien vivre en ce temps là…
L’eau du puits permit à la végétation luxuriante de passer le cap de l’été 2004 : des équipes se relayaient pour l’arrosage.
1er décembre 2004 : après un mois de négociations avec la mairie la Drac la région pour notre relogement, expulsion à l’aube par une armada de CRS suivie de la destruction des Diables Bleus devant nos yeux.
A ce jour fin avril 2005, ce puits utopique est que tout ce qui reste dans le désert saharien remplace notre chaleureux bâtiment 005 et de nos magnifiques jardins. Destructions politiques inutiles, pas un brin d'herbe réchappa à la volonté municipale d’éradication de ce lieu. À ce jour personnes n'est encore venu combler ce puits et il reste la seule marque matérielle in situ de notre passage, une trace sculpture de la folie collective si nécessaire des Diables Bleus.
Jean-Claude Boyer
Mitou, Lolo, Nicole, Xavier,Titou ,Richard , Pierrot, Jean-Claude, Pascal, Hassan, François, Jean-Michel, Carminia