Jeannot chien de traîneaux.

 

       

       La nuit, Jeannot il s'organise des trains de chariots de carrefour

 attachés les uns aux autres par des sacs plastiques tressés.

Il fait un travail de récupération de monceaux de détritus

glanés dans les poubelles de la ville  et qu'il charge dans

ses chariots organisés en train.

      En fait Jeannot, il prépare un grand projet de voyage en traîneaux

en Alaska et là pour l'instant, le chien de traîneaux c'est lui.

Quand on lui demande pourquoi il a des ficelles confectionnées

de bouts de plastiques tressées lui serrant les

mollets les cuisses et les bras il répond invariablement que c'est pour tester la

résistance des matériaux et des fibres en particulier comme ça  en Alaska

avec son futur attelage qui sera soumis à des contraintes extrêmes il n'aura

plus aucune surprise tout sera évalué méthodiquement. . Avec ses trains de

traîneaux de carrefour, il ramasse, parfois pendant des nuits entières, des

 monceaux de merde qu'il qualifie de merveille et il arrive au petit matin

dans un fracas métallique étourdissant réveillant les dormeurs des camions

du parking des diables bleus qui ne râlent que gentiment tant

 ils le connaissent.Il stocke son trésor là où il peut,

prétendant être volé en permanence.

     Cet homme de soixante seize ans élève le dormir à la belle étoile

en principe numéro un de vie : il lui arrive de monter  au sommet du

 mont Boron ou du mont Chauve pour admirer les étoiles de plus près.

De jour je l'ai vu grimper mieux qu'un jeune homme au sommet

du mur d'escalade des chasseurs alpins aux diables bleus,

sans le moindre  vertige, ni la moindre fatigue, il faut

 dire qu'il fut autrefois guide de haute montagne et

 ça se voit encore.  Il ne boit pas et fume modérément et ça maintient l’ancien

athlète en bonne forme physique.  

      A cet âge avancé, il dit attendre la mort avec sérénité et patience,

soucieux de rester dans l'état le plus proche de l'état de nature.

 Il ne se soigne plus ou presque ;

laissant sa destiné s'accomplir. Il pue parfois très fort au point que

d'être sous le vent avec lui devienne insupportable.

 

 

             Il excelle dans la maîtrise de la langue, il joue avec subtilité avec

 les mots, il a de l’humour, il parle beaucoup mais on finit par s’apercevoir

qu’il a… des « blancs du cerveau » évidents.Il suffit de l'entendre justifier

son  ramassage d'objets pourrissants la nuit ou parler de ses tests de

 résistance des matériaux pour l'Alaska par des raisonnements aux allures

 si cohérentes avec des phrases à la syntaxe si correctement bien conduite…

 On ne sait jamais quand il déclenche ses « dérives déjantées » parfois

elles arrivent par surprise juste au beau milieu d'une série de

remarques techniques pertinentes.

        Il fait pour le collectif un travail de fourmi remarquable que personne

 ne lui demande : il ramasse les canettes et les bouteilles de bière

 que les jeunes connards jettent  un peu partout dans les jardins.

       Cet homme respecte la moindre trace vivante que se soit des herbes

folles aussi bien que les insectes.D’ailleurs soit dit en passant quand

il a eu des poux : il s'en foutait un peu en extrémisme du respect de la vie.

Il partage souvent son maigre repas avec le monde animal chat /chien,

il s’applique à arroser copieusement le végétal du collectif jusqu’à l’excès,

 il balaie les allées minutieusement, range tout « à la place qu'il suppose

aux objets » avec l'incohérence que j'ai signalée plus haut. ...Il était là dans

son évidente  beauté chevelue et barbue de monstre tout sec, à tout

moment disponible pour prêter la main à tous.  

        Le jardin d'Eden des diables bleus, ce rempart face à cette ville de

 pacotille qui nous encercle fut sa révélation : oiseaux, plantes

mélangées en foutoir, légumes, arbres, herbes de rien, beautés fleuries

et plantes rares …il aime. J'ai commencé par arroser les jardins avec

 lui avec l'eau du puits de cinq mètres que nous avions creusé

sur le parking.

         Petit épisode d'arrosage : je lui dis "Jeannot regarde c'est de la

moutarde on l’a semée au printemps dernier comme engrais vert.

Regarde bien Jeannot, tu éclates la gousse et tu croques les graines et

 boum ça te pique fort le bout de la langue. J'éclate

une gousse et je lui tends les minuscules graines de moutarde ».

 Il me regarde sans tristesse et me dit qu'il n'a plus aucune dent et

m’explique qu'il triture tous les aliments entre les ongles crades de ses

 pouces avant de bouffer. Je te lui demande pourquoi.

Et il rechigne un peu avant de me confier qu'un temps il s'était coupé

 totalement du monde et qu'il était devenu clochard et

que le scorbut avait eu raison de l'émail de ses dents.

       Il semble survivre de rien, mais peut-être a-t-il un secret…

qu'il ment un peu sur son dénuement extrême …et qu’il économise

un maximum pour financer un bel attelage de magnifiques chiens

de traîneaux qui le fera filer comme le vent sur la glace dans le

 froid pétrifiant de sa mort en Alaska.

Jean-Claude Boyer