Murer l'oreille du musicien, couper la jambe de la danseuse

 

             

 

              Ai retrouvé, le diable générique, tableau accroché au fond du couloir proche de mon atelier, avait les deux yeux soigneusement brûlés à la flamme d’un briquet avec l'application de la détermination.

Carton brûlé jusqu'à l'os de bois.

Grandes de traces  noires grasses de cramé jusqu'en haut du tableau...

                Ai cru un instant à une hallucination, à une erreur de perception de mes sens, ensuite toute mon attention s'est aussitôt concentrée sur les techniques de réparation comme le chirurgien à qui on amène un cabossé de la route. Éviter à tout prix de se rendre à  la symbolique de l'acte.

Se concentrer sur une pseudo urgence  matérielle pour éviter la folie.

                  Représenter le diable n'est jamais innocent, toujours délicat à manier je le sais dans mon village en Aveyron où j'avais exposé innocemment quelques scènes diablesques on me le rappelait gentiment

«M. Boyer vous êtes fasciné par les diables »me disaient-ils en roulant les r et je leur répondais invariablement et calmement  que c'étaient eux les imbibés de bon dieu.    Cette part du diable si bien occultée socialement, pourvoyeuse de plaisir et prometteuse de moratoire d'ennui, nous avons tous bien appris à l'enfouir avec nos frustrations d'auto-domestiqués : comment donc la représenter ? C'est à ce stade de la réflexion que je me suis demandé s'il s'agissait de la destruction/extension d'un symbole ou de la haine d'un individu pour un individu.

Ce Crameur Oculaire Iconoclaste, j'aurais bien voulu l'imaginer sous toxique réduisant de ce fait la gravité de l’acte mais à l'analyse, la précision de la localisation de la brûlure, le temps mis à l’ouvrage/ outrage, l'application à détruire une zone précise symbolique exclut l'état second..  Il aurait fallu sans doute laisser ce diable aux yeux brûlés jusqu'à l’os, tel quel, symbolisant si puissamment ce quelque chose que je me suis gardé d'analyser sur-le-champ tant le rapport à mon propre corps était cruel, tant cette martyrisation  infernale dépassait en les poussant au paroxysme mes intentions picturales de représentation du diablotin : je n’ai pas pu  .... La réflexion qui a suivi m'a amené à essayer de tout envisager, j'ai pensé à un joyeux déconnage initiatique de l’Idiot : pour se prouver qu'il peut le faire cet acte de brûler ce que l'autre  lui propose comme son meilleur à regarder ou alors une envie subite et incontrôlée de participer à ce tableau en le prolongeant ou tout simplement trouver punk de nuire gravement à l’intelligence, à quelque chose de construit pour exister dans le temps préférant de loin le jeu nihiliste instantané. Plus simple encore, quelqu'un qui me déteste suffisamment pour ce que je suis, ce que je comprends fort bien n’aimant personnellement pas tout le monde …et qui peut-être m'embrasse,  tous les jours quand il me rencontre et ne me rend vraiment hommage qu'au fond d'un couloir obscur, à la lumière d'un briquet, tout seul avec sa haine.  Sachant fort bien que rien n'est pire que de laisser les autres indifférents. Il me faut aussi vous parler de mon choix initial, il s'agissait au départ d'un autoportrait, mais après réalisation il figurait plutôt mon portrait de jeune homme, celui que vous ne connaissez pas. Si je l'ai appelé diable générique, avec quelques prétention cachée, c'est que  personne ne me  reconnaissait dans ce portrait et que cette non-ressemblance m'arrangeait bien car j'étais le seul avec les rares personnes Nicole- Chloé- Théo- Josiane qui n’ont pas seulement traversé mais accompagné en continu mon histoire personnelle, à la voir vraiment, fortement , intimement cette ressemblance- tableau à double langage - public / privé- message caché sous/dans la peinture - qui reste toujours moins dangereuse socialement que l'écriture dans la recherche illusoire d'une mémoire permanente. Jonglerie avec l’ambiguïté, j’ai toujours aimé cette idée, ce jeu de confrontation de la vision des autres et de la lecture personnelle concrétisant au mieux le malentendu inévitable et généralisé qu’engendre la perception et la communication. Mais là, c'est ma lecture personnelle qu'on se paye, on brûle involontairement ma tronche de jeune homme et de surcroît mes yeux, qui de tout temps sont mes organes prioritaires de voyeur pictural. Alors Sale Con de Barbare, on essaie de murer les oreilles du musicien, de couper la jambe de la danseuse…vaste projet.    

Jean-Claude Boyer