Remplaçant depuis plus de cinq ans, mon rôle consistait pour l’essentiel à mettre une classe inconnue au travail dans les  délais les plus bref, une demi-heure si possible, après avoir observé et intégré les pratiques courantes de la classe et il consistait aussi à faire preuve de l'autorité ou de la persuasion maximale pendant ce temps de  mise en route. Exercice difficile. J'en avais pris l'habitude. Je faisais ce métier de remplaçant comme un saltimbanque heureux d'avoir dans ma musette les tours appropriés pour intéresser des bambins variés et la vivacité d’esprit nécessaire pour m’adapter à la multiplicité des situations. Chaque classe est un pays et j’aimais bien ce travail de voyageur.

   J'avais seulement demandé à la secrétaire de l’inspection qui gérait les remplacements de varier les lieux de mes remplacements .Elle s’obstinait à m'envoyer systématiquement dans ces quartiers de la ville « quasi hors république » où les enfants vouaient un culte démesuré au chien rottweiller, à la castagne et aux bagnoles. Personne ne voulait y aller et il leur semblait derrière leur bureau que je pouvais y réussir éternellement.

 Le 5 mars 99, j'étais appelé une fois de plus à l'école de Carnos. La violence dans ce quartier était visible partout et pouvait même prendre à l’occasion une forme musicale. Ce jour là, il y avait concert rock provenant d’un des immeubles voisins qui ceinturaient l’école : un occupant d'immeuble ayant choisi de sonoriser tout le quartier y compris la cour de récréation, impunité totale. Au concert du jour s'ajoutait au vacarme habituel de la cour. Chacun dans la cour et dans les immeubles  ne se faisant respecter que par le niveau de violence qu'il infligeait à son voisin. Cette cour, encadrée d’immeubles, c’était la fosse aux ours où j'arrivais épuisé, vidé par une série de remplacements à risque. J’avais garé par habitude mon véhicule loin de l’établissement car il pouvait servir d’exutoire à la violence des bambins et des parents en cas de conflit.

« Tu t’appelle comment ? Où est ta voiture ? » Demandaient-ils  benoîtement dès mon arrivée dans l’école…

Dans la cour sonorisée de l'école Pierre Rouard je remarquais tout de suite un panneau judicieusement  installé par la municipalité qui s'intitulait pompeusement charte du fair-play.

« Il faut respecter les autres

il faut...

Peut-être seras-tu élu le plus fair-play de ton école ? ».

Panneau géant recouvert de plexis pour le protéger. Belles intentions affichées pour moi ridicules qui  étaient là sur le mur à trois mètres en hauteur face aux enfants mais le plexi avait été éventré depuis longtemps par des jets de pierres et il signifiait, ainsi mutilé, le contraire du message supposé. Il proclamait tout simplement la victoire des barbares par la destruction violente sur l'intelligence et le partage. Par fatalisme, par renoncement personne ne songeait à faire retirer ce message inversé .Personne semblait  ressentir toute la pédagogie nocive de cet affichage.

       Et dans cette cour régnait une ambiance tumultueuse et électrique faite de bagarres pour un rien, chacun tenant en  respect l'autre par la gueulante de chapelets d’insultes et la menace physique. Je ne pouvais que me sentir étranger à ce monde et pour compliquer le tout je n’avais ce jour là ni la force ni les influx nerveux nécessaires pour affronter la situation avec l'autorité requise. On m'envoie ce jeudi 4 mars 99 dans cette école et personne parmi les collègues présent ni la directrice ne m'aide à mieux m'y retrouver. Personne ne m’avertit des difficultés qui m’attendent, personne ne m’informe sur les élèves, sur l'organisation de l'école. On me tend les clés de la cellule classe ….et débrouille-toi comme tu pourras pour que rien ne déborde. En tant que remplaçant j'étais un peu mercenaire je le savais. Le fait d’avoir une meilleure solde que les autres impliquait aussi que c'était presque normal de trinquer. Après le chahut traditionnel du rang qui monte, j'arrive dans une classe. Les bancs sont installés en rond, je tourne le dos à une partie de la classe. J'ai l'impression d'être dans une arène circulaire soumis à une tournante, vertige. Le lynchage collectif commence sans trêve aucune. Chacun avait changé de nom, il m'était impossible de m'adresser à eux à partir du registre d’appel que j’ai trouvé en arrivant et comme il me trompait sur toutes les identités tout monde se marrait bruyamment. Ceux qui magnanimes me donnaient quelques indications sur l’emploi du temps de la classe me donnaient  des indications volontairement fausses et comme les collègues ne n'avaient pas donné la moindre information je ne savais plus comment initier une quelconque activité. Le chahut organisé s'installait très efficace.Je compris soudain que je n’avais pas la force de gueuler et que  je n’étais plus que le comédien passif d'un clash à venir vraisemblablement inévitable. Ces élèves étaient  devenus des artistes dans l'art d'assassiner le remplaçant, toujours une blague d’avance, imprévisibles. Ils composaient un piège parfait pour maître remplaçant fatigué. Ils en voyaient défiler des remplaçants: maître ou  maîtresses de ce quartiers ingérables s'arrêtaient très souvent .On les comprend le plus petit  refroidissement ici n'a pas la même importance que dans un autre secteur tranquille de la ville.

Que les collègues ne donnent aucune indication au remplaçant passe encore : qu’il se démerde « le mercenaire », mais ils s’y ajoutaient une dose de sadisme, certains regardaient le jeux de massacre le sourire aux coins des lèvres, attendant l'accident. Animal...

Bien entendu, on était tous dans la même merde et ça s'entendait à travers les murs : hurlements de profs et d'enfants, bruit de course de  galopades avec meubles renversés au passage véritable course-poursuite à travers la classe bruits divers et chutes d'objets. Ils étaient incapables pour la plupart de conduire leur classe .C’était pour la plupart des débutants à faible barème. Chacun avait la pudeur de ne pas parler de son calvaire, chacun le pensait provisoire par le jeu du mouvement du personnel ils laisseront les enfants seuls maîtres permanents du terrain. J’assistais ce jour là, impuissant, incapable de renverser la vapeur .Dans ces quartiers, certains enseignants ont acquis une certaine reconnaissance du milieu,  reconnaissance qu’ils ne doivent en rien à la poigne qu’ils exerceraient sur les bambins ni à leurs qualités pédagogiques, non, avec le temps tu es comme protégé par le groupe limite maffieux après être passé par une période initiatique violente plus ou moins longue où l'on teste. Ce n'est jamais la République qui impose ses règles c'est le groupe violent qui finit par accepter quelques éléments pour peu qu'on se plie à certaines de leurs conditions. Si tu es ainsi adoubé, tu peux même te permettre de « bousculer » un gamin insupportable de temps à autre sans gros risques. En règle générale, ici, si tu frôles un gamin, il hurle que tu l’as frappé, il simule la chute au sol, il cherche des témoins, il te prévient que ces grands frères viendront à la sortie que ses parents porteront plainte contre toi. J’ai vu un enfant s'échapper de l'école pour aller chercher un grand frère pour violenter verbalement la maîtresse qui l’a simplement grondé. Dans ces conditions extrêmes, pas de problème, les classes sociales se reproduisent sans que personne ne puisse y faire grand  chose et ce n’est pas faute de bonne volonté payée en retour par de la haine. Personne n’est capable d’inverser l'inexorable et ceux qui sont passés dans l'autre camp ça te les amusent ton parcours initiatique violent. Comme le patron d'un chien molosse grand format qui regarde son animal t'agresser dans la rue et qui te dit le sourire aux lèvres qu'il n'est pas méchant tout en laissant son clébart faire presque amusé de te voir si apeuré . 

   Ce cours moyen deuxième année dont j'ai la charge ce jour là ça avait commencé très fort, dès le rassemblement des élèves que j'avais été obligé de courser dans la cour pour les ramener à l'unité dans les rangs car ils ne respectaient bien sûr pas les sonneries qui les appelaient au rassemblement et j'ai droit à un arabe qui me toise un rictus aux coins des lèvres dans le rang une fois rattrapée dans la cour. Il se fout ouvertement de ma gueule de poète bouclé. Il venait au contact physique. Il me souriait sous le nez, genre Cohn-Bendit souriant aux CRS en mai 1968. Ah! L’erreur de penser que la démocratie, la liberté c'est l'égalité dans tous les compartiments du jeu social : niveler par l’irrespect, et renverser toute forme d’autorité dans tous les domaines même celui de la relation enseignant parents enfants. L'autorité des adultes sur les enfants et le respect des enfants sans conditions aux adultes sont bien les préalables nécessaires à tout début d'acte éducatif. Et là, avant que je n’ai eu le temps de bouger un cil, je suis l’ennemi, le bouffon, la chose à abattre : faillite totale. Le choc culturel est énorme, rien n’est prévisible. Et je réagis très vite à l’aveugle peut-être trop mais de toute façon ce jour là je suis fatigué et je vois bien de mes efforts d'autorité ne fonctionnent pas il me manque l’énergie, la détermination. Rien ne sonne juste. Malgré tous j'engage le combat avec le groupe puisqu'il cherche le combat. Le jeu et la violence barbare des groupes lyncheurs qui ont cette animalité de  meute je pense que c'est ce qui me dégoûte le plus. Je n'aime ni les groupes ni les manifestations même si elles sont justes et je n'aime pas me laisser aller à être un élément d'un corps haineux dont je ne serais qu'une cellule. Cette société qui reproduit inlassablement ses classes sociales sans pouvoir ni vouloir en contrarier la répétition est malade, elle produit des malades et le remplaçant le pion faible sur le front encaisse. Ne laissant à la zone que les soluces de  débrouille et le trafic des miettes.

     Je suis encadré par le brouhaha en stéréo des deux classes voisines qui chahutent. Chaque descente aux récréations est un long hurlement d'enfants depuis  la porte de la classe où ils sont lâchés jusque dans la cour …Personne ne peut retenir ses élèves et n'a envie de le faire : c'est hallucinant. Dès le début d'après-midi la gendarmerie avait fait passer un permis avec des petits vélos dans la cour et ils montent en classe donner les diplômes et les gendarmes se font proprement chahuter par les élèves qui  n’en n’ont rien à foutre de l'autorité de leur uniforme ni de leurs diplômes de cyclistes. Ils me quittent me serrant la main longuement pour m’indiquer qu'ils compatissent avec mon sort. Ils sont dégoûtés.Il ne me reste plus qu’à  attendre avec impatience l'heure de la sortie. Il est impossible de travailler, je tente un exercice : celui de revoir leurs états de connaissances des tables de multiplication sur ardoise afin qu’ils localisent les lignes non sues qu'il faudrait réapprendre pour le demain... aucun succès. Ils se crient à travers la classe les résultats qu'ils doivent normalement afficher sur l'ardoise et ils trichent en virtuoses. Je passe à une révision sur les fractions j'arrive à peu près au calme c'est la fin quatre heures vingt cinq je m’approche de l'heure de sortie. Je demande de ranger les affaires et là je suis surpris une fois de plus .Ils me la jouent à l'inertie au lieu de se ruer dehors, ils traînent, ils discutent, ils me disent qu'ils ont les devoirs à recopier ceux que la maîtresse que je remplace a écrits au tableau....Il prennent le temps de la copie avec contestation verbale du travail, violence, chahut, déplacement. J'essaie de mettre un terme à cette copie volontairement interminable je suis à bout de nerf. J'avoue ne plus avoir de force ni d'influx nerveux et d'être dans la position du boxeur qui attend le gong pour rejoindre le coin des cordes crachées son protège dent sentir l'humide de l'éponge du soigneur. J’avais déjà fait des remplacements difficiles alternant calmant dans la journée pour ne tuer personne et somnifères pour dormir un peu la nuit après l’excitation du jour mais là je touchais le fond. Je commets l’erreur d'essayer de faire descendre ceux qui ont fini de copier. Je les mets dans le couloir. J’invite les autres à sortir .Ils refusent. Les enfants restant classes me narguent, ils semblent avoir tout leur temps.Je m’entends leur dire.

« Puisque vous ne voulez pas sortir de classe je descends les autres et je viens vous chercher après ». Je ferme la porte. Je recommande inutilement aux enfants de descendre calmement et je retourne très vite chercher les traînards. J’ouvre la porte ils font ce qui me surprend le plus. Ils appellent les parents en bas dans la cour. Ils hurlent pour qu'ils les libèrent. Je suis à bord de la crise de nerfs.

 Un des élèves me dit : « Mon père va monter et tu vas en prendre plein la gueule. ». Je lui réponds sans conviction et sans convaincre que je n'ai pas peur de son père et qu’il doit sortir très vite avant que je me fâche. Il reste encore une dizaine là dans la classe qui ne veulent pas sortir et j'explose… jets de cartable, shoot dans les cartables, tout vole cahier matériel, cris, hurlements heureusement j'évite les enfants par miracle je suis dans l'impossibilité de dominer ce corps que je ne savais pas si animal et imprévisible.Fin soudaine de patience infinie. J’avais réveillé une bête en moi et seul effet bénéfique la peur avait changé de camp. Ils ont compris et ils descendent blêmes silencieux, moutons  apeurés par la démesure de ma violence. Je me réveille peu à peu de l’état de furie dans lequel j’étais rentré et j’affronte les parents, leurs crachats verbaux, je leur concède docile que je ne suis pas fier de ce que j'ai fait mais que j'avais subi une longue provocation et que c'était la seule manière de s'en sortir. Je me sens libéré. Ils me disent que ce sont les adultes qui provoquent pas les enfants, braves personnes connes et puis les j'ai droit au cours de l'inspectrice à qui je signifiai loyalement cet incident.Je n’étais pas obligé, j’affrontais au lieu de fuir ce lieu maudit.J’étais passé juste entre l’asile et la prison mais elle ne voulait  pas m’entendre.

« Qu’est-ce que je vais faire de cette classe, ils doivent avoir un maître ». Elle est sourde et elle n'entend pas mon désarroi extrême mes appels au secours. Je lui crache que j’arrête d’être ZIL que le remplacement c’est fini pour moi. Que j’ai peur de moi-même de cette violence que je ne soupçonnais pas. Elle se met en boucle, je lui signifie le caractère exceptionnel du clash après cinq ans de haute voltige. Je lui explique le fait que parfois une relation se brise définitivement et que rien ne peut la réparer que je ne peux pas revenir devant ces enfants.Elle veut, elle exige que je retourne . Elle veut que je retrouve ses élèves dans cette classe. J'entends encore une mère me dire « vous dans la classe je ne mets plus mon fils à l'école », un véritable exploit pour moi devenir « l’ennemi public » mais je suis plus déterminé que jamais : ils ont besoin d’un maître, je suis d'accord sur ce point mais ça ne sera pas moi, j’essaie de me faire comprendre en vain.C'est alors que je lâche in fine : 

- Ecouter, Madame l’inspectrice, il y a deux solutions à mes problèmes :

 Demain, soit j'y vais pas, soit j'y vais pas.Silence au bout du fil.

 Elle ne dit :

-qu’es ce que ça signifie, vous vous moquez de moi ?

-Non,non, Madame l’inspectrice : soit j'y vais pas et vous me redonnez un nouveau poste ailleurs -je suis tombé le cheval j'enfourche une autre monture et je repars au galop-

 Soit j'y vais pas vous ne me donnez pas un nouveau poste vous exigez mon retour dans cette classe et je prends quinze jours d'arrêt maladie pour me remettre.

Rien n'y fait. Elle me donne encore des conseils futiles pour éviter de me faire chahuter à l’avenir, elle qui est incapable de tenir une assemblée d’instituteurs, je la vois bien tenir des enfants qui ne respectent même pas les gendarmes. Mon désespoir, mon désarroi de l'intéresse pas, elle est intraitable, inhumaine.Je savais qu'on ne peut pas compter sur elle, confirmé. J’ai honte de ses «  pensez à ma responsabilité face à ses élèves »qui signifiaient : « Il faut aller au front petit soldat, pas de désertion M. Boyer  ».Rien n’y fait et je lâche : 

«  Je me refuse de souffrir davantage, ces enfants ne m'intéressent plus. » et je raccroche.

   Lundi matin, je téléphone à l'inspection et la secrétaire aux ordres m'ordonne sèchement de rejoindre mon poste. Je lui signifie mon arrêt maladie de quinze jours tout aussi sèchement.

 Le vendredi 12 mars, j'ai droit à un contrôle sécurité social à la demande exprès de inspectrice : un médecin est venu vérifier de toutes affaires cessantes si je ne serais pas un simulateur. Il me bombarde de questions, vérifie mes médicaments. Je le lui explique tout en détail, le traumatisme et il finit de comprendre et veut repartir très vite. Je le retiens par la manche et lui dis que je n'ai pas fini  qu’il va s’assoire et qu’il va m'écouter jusqu'au bout…

 L'inspectrice ne reçoit son rapport que bien plus tard,  bien trop tard et à la fin des quinze jours d’arrêt, elle me renvoie têtue, obstinée dans la même école, dans les mêmes conditions. Pour me faire des pieds, pour avoir le dernier mot…Calmants et somnifères…Chair et os à Carnos.