Translocation

 

Au détour d’une pensée imprudente, je le revois ce drôle de jardin, je les revois ces    bâtiments. Je les revois du dehors et du dedans comme si j’étais à ma fenêtre.

Sans même m’en apercevoir, lorsque, par hasard ou par quelque volonté secrète, se suspend le contrôle de la raison, je m’y projette. Tout est en place, tout est pareil.

Et, comme avant, je réfléchis à ce que je vais pouvoir y faire. Bien sûr, vous aussi, vous êtes là. Je vous côtoie, vous, mes fantômes évanouis dans la poussière.

J’y crois encore, comme on surprend la fulgurance d’un reflet dans le miroir des habitudes.

Puis tout s’éteint et disparaît. S’est redéposée la poussière de cette mort trop programmée, si certaine et pourtant niée. Je sais qu’il ne reste plus rien où tout cela s’était créé, rien que le désert qu’ils répandent. Je le sais, tout s’est perdu et il reste si peu à vivre. Et ce piano dans ma tête, qui égrène ses notes aigres, comme on arrache les pétales de la fleur des souvenirs, arrache en même temps des bouts de ce qu’il est convenu d’appeler mon âme.

 

Ce territoire où j’ai vécu, où j’ai changé, que j’ai perdu, ma conscience sait qu’il n’est plus, mais une autre force en moi l’embarque sur le tapis volant de l’indicible espoir et le reconstitue à l’identique quelque part, dans un monde derrière le miroir, un coin comme sur une autre planète à la fois familière et singulièrement abstraite.

Mes forces se rassemblent. Douloureuse concentration de l’énergie. Effort surhumain de translocation… Et comme aux portes magiques de l’accès, comme au bord du dénouement d’un rêve de plaisir, en m’éveillant j’échoue, transpercée par la désillusion. Il était à ma portée, cet Eden de fin du monde, et ma main s’est refermée sur le vide du réel, sur le vide de l’absence.

 

 

Nicole Cardinali  Avril 05