La BAC

 

 

    

 

         Aux diables bleus, le 17 novembre 2004, deux individus discrets, une femme et un homme, étaient venus faire du  tourisme : ils prenaient le plus de photos possible du site, des bâtiments, des accès aux bâtiments, sous tous les angles. Des flics en civil  dans les jardins des diables bleus. Ils finissent par se faire remarquer.  Pressés de questions sans aucune agressivité par un petit groupe de diables - j’en faisais partie- ils lâchent sans vraiment dire tout en disant qu'ils préparent quelque chose et ils finissent plus ou moins par nous préciser un peu le quelque chose : ils étaient diligentés par la préfecture de police, ils n’étaient que de simples exécutants, et mis en confiance par la communication sans violence qui s’établissait entre nous, ils lâchent qu’ ils sont bien là pour la préparation de notre éventuelle expulsion et l'intervention des CRS, ils précisent qu'ils n'y sont pour rien, qu'ils font le « bête travail » qu'on leur a demandé comme le diront par la suite les bourreaux innocents « simples exécutants » mais néanmoins acteurs bien réels de la destruction du site qui ne firent qu'obéir aux ordres donnés par la préfecture sur la demande pressante du maire faisant dans le même temps semblant de négocier avec nous.

        A ma connaissance, seul notre ami le « balayeur rappeur » qui venait souvent aux diables a résisté : il a écopé après passage devant une commission de discipline, de deux mois de mise à pied pour avoir refusé violemment de nous nettoyer du paysage le jour de l’expulsion où il jeta son balai et "se cassa" malgré les violentes injonctions de ses chefs.

          Cette visite eut l’effet d’une bombe, elle nous fit comprendre qu’il ne fallait rien attendre de l’issue des négociations en cours avec la mairie, simple nuage de fumée trompe couillon à destination de la désinformation médiatique. La réalité c’était bien ces deux clampins. Il fallait donc s’activer.

          Pour ma part, cette visite me donna le signal du rangement du matériel, de la mise à l'abri rapide des éléments précieux. Je n'avais, je l’avoue, jusqu'à ce jour précis, jamais commencé à penser à ranger tout le fourbi entassé dans mon atelier et dans son immense grenier -depuis que le découpage du plafond à la scie sauteuse, au-dessus de la mezzanine m'avait permis d’accéder par une échelle sous la toiture. J'y avais un véritable musée : les portraits de la série la nécro des diables y étaient installés; y était déposées aussi une grande partie de mon matériel et mes précieuses récupérations de bois…

         Les jours suivants, à la hâte, je remplis mon vieux Ford transit de tableaux, de sacs, de T-shirts, de carton de matériel aussi précieux que divers. La taille de certains tableaux m’interdisait la fermeture des portes arrière du camion.

                       J’ai souvent été perturbé et fasciné par la mémoire phénoménale de ma sœur qui est née un an après moi. Elle me raconte toute mon enfance, une enfance que j'ai totalement oubliée, avec un tel niveau de détails qui me laisse  appréhender mon niveau d'amnésie. Parfois elle fait revenir à la surface quelques bribes dans ce brouillard de l'oubli. Peut-être que plus sensible et plus rebelle qu’elle, j'ai développé ce pouvoir d'oubli comme moyen de survivre sans le poids de douloureux souvenirs. Et que c'est devenu une habitude, je passe à la trappe tout ce qui m'encombre ou me fait souffrir. L’utilité de tout noter dans des  carnets pour pallier cette infirmité fut une obligation quand je compris à quarante ans passé que j’avais une histoire derrière moi et que, si je voulais garder une trace de l'essentiel, de l'émotion, de la pensée juste, de la réalité historique de mon existence,  il fallait noter. Cette histoire burlesque est bien présente dans mon carnet numéro 15 avec d'autres histoires. Sans lui, le n°15, j'aurais sans doute été bien incapable de vous la raconter  dans le détail. J’en recopie quelques pages.

      Le camion était plein comme un oeuf. Il roulait très lentement. Le siège avant, à côté  de moi était encombré de cartons, de gros sacs poubelle mous et pleins  qui me tombaient sur la gueule et que je tenais avec le coude, la tête penchée vers la vitre latérale.

Avancée obstinée. Équilibre précaire et absence de ceinture de sécurité inatteignable dans l'entassement. J'avais mis deux bouteilles de gaz à l'arrière du camion et j'avais fermé les portes à la hâte avec une ficelle ramassée sur le parking des diables. Je descendais très lentement vers la maison, le coeur plombé par l'évidence de la proximité de l'intervention des CRS dont nous étions tous bien persuadés à partir de cette période-là. Il n'y avait plus qu'à attendre leur arrivée; c'est d'ailleurs ce que nous fîmes  jusqu'au premier décembre 2004 avec le minimum de matériel pour exister et travailler encore un peu sur ce lieu magique. Je descendais lentement et tristement vers la maison causant un mini embouteillage de voitures derrière moi quand j'entendis hurler les sirènes d'une voiture de police. J'étais si accablé, épuisé, enfoui sous mes tcharafi, ne voyant  rien sur le côté gauche que je fis comme si cela ne m'était pas destiné. Je continuais ma progression lente obstinée. Après plusieurs heures de déménagement, j’étais dans un état de crasse avancée -le grenier était recouvert d'une fine poussière noire qui collait à ma peau humide de transpiration- et j’étais habité par une envie de tuer; il valait mieux qu'on ne m'emmerde pas trop. Sirènes hurlantes...Les choses se précisaient derrière moi …puis à côté de moi : du côté de la portière borgne. Je continuais « autiste volontaire » à ne rien capter et à rouler vers la maison. Laissant les cow-boys s'énerver. En désespoir de cause les cow-boys tentèrent le débordement de mon bahut surchargé dans l’étroite rue  encombrée et là  je ne pus les ignorer plus longtemps et je compris à voir leur gymcana automobile tout droit sorti d’un film d’actions que j'avais intérêt à m'arrêter si je ne voulais pas qu'ils me logent une bastos dans le bocal. Je pris mon temps : de toute façon, rien de pire ne pouvait m'arriver que ce qui m'était déjà arrivé ces jours-ci. Je choisis un endroit pour arrêter le camion, place du Pin devant le magasin de peinture sur le passage clouté et je tentais un semblant de geste du gars qui défait  sa ceinture de sécurité. J'ai attrapé la ceinture en la maintenant ostensiblement dans ma main tout en retenant le chargement avec les épaules et la tête.

Quand je sortis par la porte côté conducteur le chargement du siège passager tomba et dégringola en partie sur la route. Je ramassai tant bien que mal les objets sur la chaussée et quand je me retournai… Je fus face-à-face avec trois mecs de la BAC, casquette, blouson cuir, gantés, en position d’attente jambes écartées : du policier sportif et jeune. Ils me disent tout le danger des deux bouteilles de gaz en équilibre- sans haine. Je vais voir l’arrière du camion, la ficelle n'ayant pas tenu les portes étaient ouvertes et naviguaient en tous sens... Ils semblèrent comprendre dans quel état extrême j’étais et restèrent courtois. J'expliquais que je suis un artiste des diables et l'urgence provoquée par l'imminence de l'intervention de leurs confrères aux diables bleus et ma nécessité de récupérer l'essentiel tout en reconnaissant ma légèreté due à cette urgence. Je retirai les bouteilles et je refermai avec un bout de ficelle restante la porte. À ma grande surprise, il n'y eut pas de suite, ils prononcèrent la phrase rituelle «  la prochaine fois faites bien attention » et semblèrent plutôt amusés de mon air effaré… Je compris que je n'étais pas un client pour eux, qu’ils  recherchaient les vrais voyous violents, de vraies proies avec qui ils peuvent faire joujou, exercer leurs viriles activités et écouler leur surplus de testostérone et pas un branquignol martien de mon espèce. Après le court sermon, ils s’éclipsent à fond la caisse comme ils étaient arrivés et je poursuis lentement la triste livraison : tout ça dans le salon de mon appartement qui sera très vite envahi par un ingérable bric-à-brac.

Texte Jean-Claude Boyer 2005

photos Jean Teste